La fissure silencieuse (ou l’acharnement d’allumer un feu pour se jeter dans la gueule du loup)
Par Almudena Baeza
“Bien évidemment, toute vie est un processus de démolition.
Bien sûr que beaucoup de choses sont arrivées: la guerre, la faillite financière, un certain vieillissement, la dépression, la maladie, la perte de talent… Mais tous ces accidents ont déjà produit leurs effets en leur temps; et ils ne se suffiraient pas à eux-mêmes s’ils ne sapaient, ni creusaient quelque chose d’autre nature: la fissure silencieuse”. Scott Fitzgerald
Ma pub préférée est celle pour une marque de voiture où l’on voit un jeune homme voyageant avec un singe portant une arbalète. La marque était fière qu’une de ses voitures puisse servir à la réalisation d’un désir aussi étrange. Deviner qu’on veut posséder sa propre voiture pour mettre dans le siège du copilote un singe portant une arbalète doit être aussi difficile que trouver la formule de l’univers et que celle-ci soit exacte. L’art est pour moi une chose similaire.
Duchamp percevait le problème de la même manière:
Selon lui, c’est le spectateur qui fait le tableau, qui met le singe dans le siège du copilote. Cela veut dire que si la moitié du chemin est faite par l’artiste, l’autre moitié doit l’être par le récepteur. Je voudrais être comme le jeune homme du message publicitaire et devenir une spectatrice impertinente: celle qui finit un triptyque de trois nappes péruviennes en en faisant l’interprétation la moins pertinente possible; c’est à dire de peindre dessus avec de l’encre de Chine ma propre rencontre avec “La fissure silencieuse»de Scott Fitzgerald.
Les nappes ashánincas sont, en ce sens, les véhicules qui m’amènent à réinterpréter le ready-made duchampian. Mais ils me permettent aussi de me passer de la procédure très connue, qui est d’introduire un objet provenant de la vie courante dans la galerie, ce qui serait un travail artisanal. Avec les nappes entre mes mains, je raisonne comme une pirate informatique qui remuerait un logiciel pour voir ce qui pourrait se passer et remettre un peu d’ordre dans le chaos.
Résumé plus visuel de ce que je viens de dire:
S’émanciper en tant que spectateur suppose d’allumer un feu pour se jeter dans la gueule du loup; cela m’aide à résister à la tentation de me tyranniser pour créer un langage propre qui me convertirait en auteur et à vouloir introduire sous pression ma vie dans mon œuvre.
«Quand les carabiniers guettaient dans la nuit
Et que la voûte céleste était un tunnel
Sans lumière dans les wagons:
Je fis un feu d’étoiles pour me jeter dans la gueule du loup”.
Joan Salvat- Papasseita